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JOURNAL D’EUGÈNE DELACROIX.

Il faut donc des tableaux à grands traits ; dans les âges primitifs, les ouvrages des arts sont ainsi : le fond de mon idée était la nécessité d'être de son temps. Voltaire, dans le Huron, lui fait dire : Les tragédies des Grecs sont bonnes pour des Grecs, et il a raison ; de là le ridicule de tenter de remonter le courant et de faire de l’archaïsme. Racine paraît raffiné déjà en comparaison de Corneille ; mais combien on a raffiné depuis Racine ! Walter Scott, Rousseau d’abord, sont allés creuser ces sentiments d’impressions vagues et de mélancolie, que les anciens ont à peine soupçonnées ; nos modernes ne peignent plus seulement les sentiments ; ils décrivent l’extérieur, ils analysent tout.

Dans la musique, le perfectionnement des instruments ou l’invention d’instruments nouveaux donne la tentation d’aller plus avant dans certaines imitations. On en viendra à imiter matériellement le bruit du vent, de la mer, d’une cascade. Mme Ristori, l’année dernière, dans la Pia[1], rendait d’une manière très vraie, mais très repoussante, l’agonie du personnage. Ces objets, dont Boileau dit qu’il faut les offrir à l’oreille et les éloigner des yeux, sont maintenant du domaine des arts ; il faut nécessairement perfectionner au théâtre les décorations et les costumes. Il est même évident que ce n’est pas tout à fait de mauvais goût. Il faut raffiner sur tout, il faut contenter tous les sens : on en viendra à exécuter des symphonies,

  1. Pia dei Tolomeï, drame en cinq actes et en vers de Carlo Marenco, joué avec un grand succès en 1855, à Paris, par Mme Ristori.