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JOURNAL D’EUGÈNE DELACROIX.

qui est au-dessous. Le soir, resté à la maison : la somnolence me gagne après dîner.

Je lis, un de ces jours, dans la Revue, que Charles Bonnet[1] se rendit aveugle par son acharnement à découvrir le mystère de la génération chez la race intéressante des pucerons ; il eut, entre autres, une séance de trente-quatre jours consécutifs et sans le moindre relâche, pendant laquelle il eut l'œil appliqué à son microscope, afin de surveiller les accouchements successifs d’une puceronne androgyne, c’est-à-dire mâle et femelle, mari et femme réunis dans le même sujet, comme dans certains genres de plantes. Est-ce vraiment là un sujet de méditation intéressant à un degré suffisant soit le bonheur, soit simplement le plaisir de l’humanité ? Était-il bien nécessaire qu’un brave philosophe perdît tant de temps et surtout perdît les yeux, si utiles pour tant de choses, afin de s’assurer que le péché d’Adam était véniel, pour la race puceronne, dans les décrets de la Providence, et qu’il pouvait en résulter un nombre infini de générations d’affreux animaux ? Le philosophe eût fait un emploi plus raisonnable de son temps, s’il eût découvert un moyen de mettre obstacle à une pareille fécondité en détruisant pucerons et puceronnes. Quel chapitre à ajouter à celui qui traiterait de l’inutilité[2] des savants et surtout des pucerons !

  1. Charles Bonnet, philosophe et naturaliste, né à Genève en 1720, mort en 1793.
  2. Nous avons eu déjà l’occasion de marquer dans le cours du deuxième volume que les observations de cette nature constituaient un des points faibles du Journal. On ne saurait d’ailleurs exiger d’un esprit, si étendu et si compréhensif fût-il, de ne présenter aucune lacune. Les passages comme ceux auxquels nous faisons allusion montrent une fois dae plus la profonde divergence existant entre la vision de l’artiste et celle du savant. Nous n’en pourrions apporter de meilleure preuve que le passage dans lequel Cuvier juge la découverte de Charles Bonnet ; « Neuf générations de vierge en vierge étaient alors une merveille inouïe, mais l’admirable patience qu’un si jeune homme avait mise à les constater, toutes les précautions, toute la sagacité qu’il lui avait fallu, n'étaient guère moins merveilleuses : elles annonçaient un esprit dont on pouvait tout attendre. »