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JOURNAL D’EUGÈNE DELACROIX.

avait eu à peindre la Reine à cheval dont Rubens a fait un si magnifique tableau, il n’eût pas été aussi avant à l’imagination dans un sujet dépourvu d’expression comme l’est celui-là. Un coloriste seul pouvait imaginer ce panache, ce cheval, cette ombre transparente de la jambe de derrière, qui se lie au manteau.

Poussin[1] perd beaucoup au voisinage de Lesueur… La grâce est une muse qu’il n’a jamais entrevue. L’harmonie des lignes, de l’effet de la couleur est également une qualité ou une réunion des qualités les plus précieuses qui lui a été complètement refusée. La force de la conception, la correction poussée au dernier terme, jamais de ces oublis ou de ces sacrifices faits au liant, à la douceur de l’effet ou à l’entraînement de la composition ! Il est tendu dans ses sujets romains, dans ses sujets religieux ; il l’est dans ses bacchanales ; ses faunes et ses satyres sont un peu trop retenus et sérieux ; ses nymphes sont bien chastes pour des êtres mythologiques ; ce sont de très belles personnes qui n’ont rien de mythologique ou de surnaturel. Il n’a jamais pu peindre la tête du Christ ; le corps pas davantage, ce corps d’une com-

  1. Les idées d’Eugène Delacroix sur Poussin devaient être reprises et développées deux ans plus tard dans une série d’articles qui parurent au Moniteur les 26, 28, 30 juin 1853. Il s’y montre moins sévère pour le Poussin que dans le fragment du Journal, puisqu’il écrit ceci en manière de conclusion : « Indiquer le nom de ces admirables compositions, c’est rappeler à la mémoire de tout le monde ce charme, cette grandeur, cette simplicité dont elles sont remplies et qui rendent toute description languissante. Il en est ainsi de ces bacchanales, de ces allégories dans lesquelles il excellait et qu’on ne peut comparer qu’à ces mêmes sujets, quand ils sont traités par les anciens. »