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JOURNAL D’EUGÈNE DELACROIX.

Loin d’ambitionner le fracas de l’orchestre, Chopin se contenta de voir sa pensée intégralement reproduite sur l’ivoire du clavier. Il atteignit toujours son but, celui de ne rien faire perdre en énergie à la conception musicale ; mais il ne prétendait jamais aux effets d’ensemble et à la brosse du décorateur. On n’a point assez sérieusement et assez attentivement réfléchi sur la valeur des dessins de ce pinceau délicat, habitué qu’on est de nos jours à ne considérer comme compositeurs dignes d’un grand nom que ceux qui ont laissé au moins une demi-douzaine d’opéras, autant d’oratorios et quelques symphonies, demandant ainsi à chaque musicien de faire tout et un peu plus que tout.

Cette notion, si généralement répandue qu’elle soit, n’en est pas moins d’une justesse très problématique. Nous sommes loin de contester la gloire plus difficile à obtenir et la supériorité réelle des chantres épiques qui déploient sur un large plan leurs splendides créations ; mais nous désirerions qu’on appliquât à la musique le prix qu’on met aux proportions matérielles dans les autres arts, qui, en peinture par exemple, place une toile de vingt pouces carrés, comme la Vision d’Ézéchiel de Raphaël ou le Cimetière de Ruysdaël, parmi les chefs-d’œuvre évalués plus haut que tel immense tableau, fût-il de Rubens ou du Tintoret. En littérature, Béranger est-il un moins grand poète pour avoir resserré sa pensée dans les limites étroites de la chanson ? Pétrarque ne doit-il pas son