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JOURNAL D’EUGÈNE DELACROIX.

et néanmoins ce fait, dont nous lui faisons un sérieux mérite, nuisit à l’importance de sa renommée.

Difficilement peut-être un autre, en possession de si hautes facultés mélodiques et harmoniques, eût-il résisté aux tentations que présentent les chants de l’archet, les alanguissements de la flûte, les assourdissements de la trompette, que nous nous obstinons encore à croire la seule messagère de la vieille déesse dont nous briguons les subites faveurs. Quelle conviction réfléchie ne lui a-t-il pas fallu pour se borner à un cercle plus aride en apparence et y faire éclore par son génie ce qui semblait ne pouvoir fleurir sur ce terrain ? Quelle pénétration intuitive ne révèle pas ce choix exclusif qui, arrachant les divers effets des instruments à leur domaine habituel, où toute l’écume du bruit fût venue se briser à leurs pieds, les transportait dans une sphère plus restreinte, mais plus idéalisée ? Quelle confiante aperception des puissances futures de son instrument a dû présider à cette renonciation volontaire d’un empirisme si répandu qu’un autre eût probablement considéré comme un contresens d’enlever d’aussi grandes pensées à leurs interprètes ordinaires ! Combien nous devons sincèrement admirer cette unique préoccupation du beau pour lui-même, qui d’une part a soustrait son talent à la propension commune de répartir entre une centaine de pupitres chaque brin de mélodie, et qui de l’autre lui fit augmenter les ressources de l’art, en enseignant à les concentrer dans un moindre espace !