Page:Delacroix - Journal, t. 2, éd. Flat et Piot, 2e éd.djvu/479

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
463
JOURNAL D’EUGÈNE DELACROIX.

que vous vouliez dire à votre interlocuteur, vous le savez, vous en êtes plein ; ce qu’il a à vous dire, vous l’ignorez sans doute : ou il vous apprendra quelque chose de nouveau pour vous, ou il vous rappellera quelque chose que vous avez oublié.

Mais comment résister à donner de son esprit une idée avantageuse à un homme surpris et charmé, en apparence, de vous entendre ? Les sots sont bien plus facilement entraînés à ce vain plaisir de s’écouter eux-mêmes en parlant aux autres ; incapables de profiter d’une conversation instructive et substantielle, ils pensent moins à instruire leur interlocuteur qu’à l’éblouir ; ils sortent satisfaits d’un entretien dans lequel ils n’ont recueilli, pour prix de l’ennui qu’ils ont causé, que le mépris des hommes de bon sens. La taciturnité chez un sot serait déjà un signe d’esprit.

J’avoue ma prédilection pour les arts silencieux[1], pour ces choses muettes dont Poussin disait qu’il faisait profession. La parole est indiscrète ; elle vient vous chercher, sollicite l’attention et éveille en même temps la discussion. La peinture et la sculpture semblent plus sérieuses : il faut aller à elles. Le livre, au contraire, est importun ; il vous suit, vous le trouvez partout. Il faut tourner les feuillets, suivre les raisonnements de l’auteur et aller jusqu’au bout de l’ouvrage pour le juger. Combien n’a-t-on pas regretté souvent l’attention qu’il a fallu prêter à un livre mé-

  1. Se reporter à ses fréquentes comparaisons entre les différents arts.