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JOURNAL D’EUGÈNE DELACROIX.

lier rapprochement que celui de ces deux hommes. J’ai continué mon dessin pour être plus à mon aise.

En sortant avec le premier des deux, et pendant qu’il m’expliquait son système de Paris port de mer, les soldats faisant l’exercice à feu ont attiré mon attention, et je me sais gré d’avoir un moment déserté la conversation de mon compagnon pour aller voir ces malheureux.

Je n’avais jamais conçu de la profession de soldat l’idée que j’en ai prise dans ce moment. C’est celui d’un mépris mêlé d’indignation pour les brutes qui ont appelé un art celui d’égorger, et d’une profonde pitié pour ces moutons habillés en loups, dont le métier, comme dit si bien Voltaire, est de tuer et d’être tués pour gagner leur vie. Cette opération machinale de charger une arme, de lancer cette foudre terrible qui éclate entre leurs mains, sans qu’ils aient l’air de se douter de ce qu’ils font, forme un triste spectacle pour un cœur qui n’est pas tout à fait de pierre. Il eût révolté d’une autre façon des hommes comme Alexandre et César, si on leur eût dit que ces automates, abaissant méthodiquement leur fusil et les déchargeant au hasard, sont des gens qui se battent… Où est la force, où est l’adresse dans ce stupide jeu ? la force, le courage, pour attaquer, presser, défaire un farouche ennemi, l’adresse pour se préserver soi-même de ses coups ? Quoi ! vous venez vous planter devant un autre animal tout aussi intimidé que vous, et à distance raisonnable, vous