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JOURNAL D’EUGÈNE DELACROIX.

Je disais à Chenavard, le jour que nous avons causé sur la jetée de bois, que le goût était ce qui classait les talents. Ce qui fait la supériorité de La Fontaine, de Molière, de Racine, de l’Arioste, sur des Corneille, sur des Shakespeare, sur des Michel-Ange, c’est le goût. Reste à savoir, je n’en disconviens pas, si la force, si l’originalité poussées à un certain degré n’emportent pas, malgré tout, l’admiration. Mais ici revient la possibilité de la discussion et des inclinations particulières.

J’adore Rubens, Michel-Ange, etc., et je disais pourtant à Cousin que je croyais que le défaut de Racine était sa perfection même ; on ne le trouvait pas si beau parce qu’effectivement il est trop beau. Un objet parfaitement beau comporte une parfaite simplicité qui, au premier moment, ne cause pas l’émotion que l’on ressent en présence de choses gigantesques, dans lesquelles la disproportion même est un élément de beauté. Ces sortes d’objets, dans la nature ou dans l’art, seraient-ils effectivement plus beaux ? Non, sans doute, mais ils peuvent impressionner davantage. Qui osera dire que Corneille est plus beau, parce qu’il est plein de bavardages emphatiques et oiseux ; que Rubens est plus beau, parce qu’il offre des parties grossières et négligées ? il faut dire que chez les hommes de cette famille, il y a des parties si fortes que l’on ne pense pas aux défauts et que l’esprit s’y habitue ; mais ne dites pas que Racine ou Mozart sont plus plats, parce que ces mêmes beautés sont partout,