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JOURNAL D’EUGÈNE DELACROIX.

lait-il chercher dans toutes ces agitations ? Un esprit porté au doute ne peut que douter davantage, après avoir tout vu.

Il me trouve heureux, et il a raison, et je me trouve bien plus heureux encore, depuis que j’ai vu sa misère. La désolante doctrine sur la décadence nécessaire des arts est peut-être vraie, mais il faut s’interdire même d’y penser.

Il faut faire comme Roland qui jette à la mer, pour l’ensevelir à jamais dans ses abîmes, l’arme à feu, la terrible invention du perfide duc de Hollande ; il faut dérober à la connaissance des hommes ces vérités contestables, qui ne peuvent que les rendre plus malheureux ou plus lâches dans la poursuite du bien. Un homme vit dans son siècle et fait bien de parler à ses contemporains un langage qu’ils puissent comprendre et qui puisse les toucher. Il le fait d’ailleurs en puisant en lui-même son principal attrait sur les imaginations. Ce qui fixe l’attention dans ses ouvrages n’est pas la conformité avec les idées de son temps : cet avantage, si c’en est un, se retrouve dans tous les hommes médiocres, qui pullulent dans chaque siècle et qui courent après la faveur en flattant misérablement le goût du moment ; c’est en se servant de la langue de ses contemporains qu’il doit, en quelque sorte, leur enseigner des choses que n’exprimait pas cette langue, et si sa réputation mérite de durer, c’est qu’il aura été un exemple vivant du goût dans un temps où le goût était méconnu.