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JOURNAL D’EUGÈNE DELACROIX.

tagne, est ravissante. J’avais envoyé Jenny et Julie au spectacle. La jetée n’était pas tenable à cause du vent, et la mer ne m’offrait point d’intérêt, sauf la grandeur des proportions que donne à la jetée, au sable de la plage, le retrait de la mer.

J’ai été retrouver Chenavard ; nous avons fui la plage à cause du vent, et nous avons été par les rues sur le quai du dernier bassin, où nous sommes restés au clair de la lune jusqu’à onze heures.

Il m’a montré de la sensibilité et de l’estime. Il est malheureux ; il sent qu’il a gaspillé ses facultés. La vie est une viande creuse qui, dans la prétendue connaissance de l’homme, ne lui a pas donné plus de résignation au sujet des maux inévitables, des contradictions et des imperfections de notre nature. Il me semble toujours que cette qualité de philosophe implique, avec l’habitude de réfléchir plus attentivement sur l’homme et sur la vie, celle de prendre les choses comme elles sont, et de diriger vers le bien ou le mieux possible cette vie et nos passions. Eh bien, non ! Tous ces songeurs sont agités comme les autres ; il semble que la contemplation de l’esprit de l’homme, plus digne de pitié que d’admiration, leur ôte cette sérénité qui est souvent le partage de ceux qui se sont attelés à une œuvre plus pratique et à mon avis plus digne d’efforts. J’ai demandé à ce malheureux digne d’estime, pourquoi il était à Dieppe, pourquoi il avait été en Italie et en Allemagne, et pourquoi il y était retourné. Que fuyait-il et qu’al-