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JOURNAL D’EUGÈNE DELACROIX.

je gagne le cours Bourbon, que je trouve aussi charmant à cette heure matinale.

En revenant par l’église Saint-Jacques, je vois l’affiche qui annonce pour ce jour même la messe chantée par les chanteurs montagnards ; je m’y trouve exactement, et en ai éprouvé autant de surprise que de plaisir.

Ce sont des paysans, tous des Pyrénées, des voix magnifiques ; on ne voit ni papier de musique, ni batteurs de mesure ; cependant il paraît qu’il y a un de ces hommes en cheveux gris qui est assis et qui probablement les dirige. Ils chantent sans accompagnement. Je n’ai pu m’empêcher, à la sortie, de les suivre et de faire compliment à l’un d’eux. Ils ont, en général, des figures sérieuses. Les enfants m’ont touché. La voix de l’enfant-homme est bien autrement pénétrante que celle des femmes que j’ai toujours trouvée criarde et peu expressive ; il y a ensuite dans ce naïf artiste de huit ou dix ans quelque chose de presque sacré ; ces voix pures s’élevant à Dieu, d’un corps qui est à peine un corps, et d’une âme qui n’a point encore été souillée, doivent être portées tout droit au pied de son trône et parler à sa toute bonté pour notre faiblesse et nos tristes passions.

C’était un spectacle fort touchant pour un simple homme comme moi que celui de ces jeunes gens et de ces enfants sous des habits pauvres et uniformes, formant un cercle, et chantant sans musique écrite et en se regardant. J’ai regretté quelquefois