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JOURNAL D’EUGÈNE DELACROIX.
stagnation, dans une indolence qui n’est plus que de la torpeur. Il faut absolument passer du repos au travail, et réciproquement ; ils paraissent alors également agréables et salutaires. Le malheureux accablé de travaux rigoureux et qui travaille sans relâche est sans doute horriblement malheureux, mais celui qui est obligé de s’amuser toujours ne trouve pas dans ses distractions le bonheur ni même la tranquillité ; il sent qu’il combat cet ennui qui le prend aux cheveux ; le fantôme se place toujours à côté de la distraction et se montre par-dessus son épaule. Ne croyez pas, chère amie, que parce que je travaille à mes heures, je sois exempt des atteintes de ce terrible ennemi : ma conviction est qu’avec une certaine tournure d’esprit, il faudrait une énergie inconcevable pour ne pas s’ennuyer, et savoir se tirer, à force de volonté, de cette langueur où nous tombons à chaque instant. Le plaisir que je trouve dans ce moment même à m’étendre avec vous sur ce sentiment est une preuve que je saisis avidement, quand j’en ai la force, les occasions de m’occuper l’esprit, même pour parler de cet ennui que je cherche à conjurer. J’ai, toute ma vie, trouvé le temps trop long. J’attribue, pour une bonne partie, cette disposition au plaisir que j’ai presque toujours trouvée dans le travail lui-même ; les plaisirs vrais ou prétendus qui lui succédaient ne faisaient peut-être pas un assez grand contraste avec la fatigue que me donnait le travail, fatigue qui est très durement éprouvée par la plupart des hommes.