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JOURNAL D’EUGÈNE DELACROIX.

gereux ; je suis de cet avis, mais ils ne le sont pas plus que toutes nos autres distractions. Tout ce que nous imaginons, pour nous tirer du spectacle constant de notre misère et des ennuis qu’engendre notre vie telle qu’elle est, tourne les esprits vers ce qui est plus ou moins défendu par la stricte morale. Vous n’intéressez que par le spectacle des passions et de leurs agitations : ce n’est guère le moyen d’inspirer la résignation et la vertu. Nos arts ne sont qu’allèchements pour la passion. Toutes ces femmes nues dans les tableaux, toutes ces amoureuses dans les romans et dans les pièces, tous ces maris ou ces tuteurs trompés ne sont rien moins que des excitations à la chasteté et à la vie de famille. Rousseau eût été révolté cent fois davantage par le théâtre et le roman modernes. A très peu d’exceptions près, on ne trouvait dans l’un et dans l’autre, autrefois, que des exemples de passions dont le triomphe ou la défaite tournait jusqu’à un certain point au profit de la morale. Le théâtre ne montrait guère le tableau de l’adultère (Phèdre, la Mère coupable). L’amour était une passion contrariée, mais dont la fin était légitime dans nos mœurs. On était à cent lieues de ces excentricités romanesques qui font le thème ordinaire des drames modernes et la pâture des esprits désœuvrés… Quels germes de vertu ou seulement de convenance apparente peuvent laisser dans les cœurs des Antony, des Lélia et tant d’autres parmi lesquels le choix est difficile pour l’exagération d’une part, et pour le cynisme de l’autre ?