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JOURNAL D’EUGÈNE DELACROIX.

désirons un certain état de bonheur, qui cesse d’en être un, quand nous l’avons obtenu. Cette situation que nous avons désirée est souvent pire, effectivement, que celle où nous nous trouvons.

L’homme est si bizarre qu’il trouve dans le malheur même des sujets de consolation et presque du plaisir, comme celui, par exemple, de se sentir injustement persécuté et d’avoir en soi la conscience d’un mérite supérieur à sa fortune présente ; mais il lui arrive bien plus souvent de s’ennuyer dans la prospérité et même de s’y trouver très malheureux. Le berger de La Fontaine, devenu premier ministre, entouré dans son poste élevé de jalousie et d’embûches, devait être et se trouvait à plaindre ; il dut éprouver un vif moment de bonheur, quand il reprit ses simples habits de berger et qu’il s’en empara en quelque sorte aux yeux de tous, pour retourner dans les lieux et au milieu de la vie où il goûtait sous ces habits le bonheur le plus vraiment fait pour l’homme, celui d’une vie simple et adonnée au travail.

L’homme ne place presque jamais son bonheur dans les biens réels ; il le met presque toujours dans la vanité, dans le sot plaisir d’attirer sur soi les regards et par conséquent l’envie. Mais, dans cette vaine carrière, il n’en atteint point ordinairement l’objet au moment où il se réjouit de se voir sur un théâtre où il attire les regards, il regarde encore plus haut ; ses désirs montent à mesure qu’il s’élève, il envie lui-même autant qu’il est envié ; quant aux