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JOURNAL D’EUGÈNE DELACROIX.

Deux Chevaliers et des Nymphes, de la Jérusalem.

29 juin. — Dîné chez Poinsot.

— Sur la fragilité[1] de la peinture et de tout ce que produisent nos arts. — Sur les tableaux : les toiles, les huiles, les vernis, pendant que les chimistes exaltent le progrès. C’est comme le progrès social, qui consiste à mettre en guerre toutes les classes par les sottes ambitions excitées dans les classes inférieures : moyen de socialité, si l’on veut, mais point de sociabilité. Ces lithographies de Charlet, les mieux faites il y a vingt ans, tombent en poussière. Le progrès a perfectionné, à ce qu’il croit, le papier, et pas un de nos livres, de nos écrits, des actes qui servent à régler nos rapports d’affaires, n’existera dans un demi-siècle. La socialité veut que chacun travaille pour soi et s’inquiète peu des autres. Il faut égayer notre court passage en cette vie et laisser à ceux qui nous suivront à s’en tirer comme ils pourront. Ce qu’on appelait la famille est aujourd’hui un vain mot. La suppression, dans nos mœurs, de la vénération, de la crainte même du père, par la familiarité que permettent les usages, en est le principal dissolvant.

  1. Baudelaire écrit à ce sujet : « Une des grandes préoccupations de notre peintre dans ses dernières années était le jugement de la postérité et la solidité incertaine de ses œuvres. Tantôt son imagination si sensible s’enflammait à l’idée d’une gloire immortelle, tantôt il parlait amèrement de la fragilité des toiles et des couleurs… Cette friabilité de l’œuvre peinte, comparée avec la solidité de l’œuvre imprimée, était un de ses thèmes habituels de conversation. » (Art romantique. L’œuvre et la vie d’Eugène Delacroix.)