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JOURNAL D’EUGÈNE DELACROIX.

Casenave. J’ai revu là les mêmes figures que l’année dernière, à peu près à pareille époque.

Un an de plus change bien les visages à une certaine époque de la vie ! Fould surtout m’a paru avoir été plus vite que les autres ; il a les joues pendantes, l’œil éteint, le poil plus blanc, et ce je ne sais quoi de débraillé et de dépenaillé qui annonce le vieillard. Il était près de moi ; je me suis évertué, par convenance et dans l’impossibilité de trouver un mot à dire à la gouvernante anglaise qui était de l’autre côté, à lui parler de sa collection, des arts, de la guerre d’Orient… J’étais là comme un terme.

En face de moi était Bethmont[1]. C’est un personnage tout plein de manières sucrées de dire les choses. Avec son œil doux, il a arrangé Véron, après dîner, d’une manière assez piquante, mais surtout très méchante et emportant la pièce avec une douceur charmante. On sentait bien, dans cette mielleuse philippique contre le champion de la présidence en 1851, l’ancien membre du gouvernement provisoire qui laissait échapper quelques-unes de ses rancunes secrètes. Il a beaucoup d’un homme d’Église dans son discours, et même dans son attitude : la faconde recherchée de l’avocat[2] se fait jour naturellement dans tout ce

  1. Eugène Bethmont, avocat et homme politique né en 1804, mort en 1860. Il fut un des membres les plus brillants des assemblées politiques.
  2. Delacroix avait horreur de ce genre d’esprit qu’on rencontre surtout chez ceux qui par métier touchent à toutes choses sans pouvoir insister sur aucune. L’avocat, avec sa facilité d’élocution, son éloquence toujours prête, lui apparaissait comme un être superficiel et inconsistant. Ainsi, même à propos de Berryer, pour lequel il éprouvait, on le sait,