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JOURNAL D’EUGÈNE DELACROIX.

ne s’enflamme pas aussi vite qu’à la vue de mon tableau ou seulement de ma palette. Ma palette fraîchement arrangée et brillante du contraste des couleurs suffit pour allumer mon enthousiasme.

Au reste, je suis persuadé que si j’écrivais plus souvent, j’arriverais à jouir de la même faculté en prenant la plume. Un peu d’insistance est nécessaire, et une fois la machine lancée, j’éprouve en écrivait autant de facilité qu’en peignant ; et, chose singulière, j’ai moins besoin de revenir sur ce que j’ai fait. S’il ne s’agissait que de coudre des pensées à d’autres pensées, je me trouverais plus vite armé et sur le terrain dans l’attitude convenable ; mais la suite à observer, le plan à respecter, et ne pas embrouiller le milieu de ses phrases, voilà ce qui fait la grande difficulté et qui entrave le jet de l’esprit. Vous voyez votre tableau d’un coup d’œil ; dans votre manuscrit, vous ne voyez pas même la page entière, c’est-à-dire, vous ne pouvez pas l’embrasser tout entière par l’esprit ; il faut une force singulière pour pouvoir en même temps embrasser l’ensemble de l’ouvrage et le conduire avec l’abondance ou la sobriété nécessaires, à travers les développements qui n’arrivent que successivement. Lord Byron dit que quand il écrit, il ne sait pas ce qui va venir après, et qu’il ne s’en inquiète guère… Sa poésie est en général dans le genre que j’appellerai admiratif ; il tient plus de l’ode que de la narration, il peut donc s’abandonner à son caprice… La tâche de l’histoire me semble la plus difficile ; il