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JOURNAL D’EUGÈNE DELACROIX.

On ne sait pas assez que les plus grands talents ne font que ce qu’ils peuvent faire ; là où ils sont faibles ou ampoulés, c’est que l’inspiration n’a pu les suivre, ou plutôt qu’ils n’ont pas su la réveiller, et surtout la contenir dans de justes bornes. Au lieu de dominer leur sujet, ils ont été dominés par leur fougue ou par une certaine impuissance de châtier leurs idées. Mozart pourrait dire de lui-même, et il l’eût dit probablement en style moins ampoulé :

Je suis maître de moi, comme de l’univers.

Monté sur le char de son improvisation, et semblable à Apollon au plus haut de sa carrière, comme au début ou à la fin, il tient d’une main ferme les rênes de ses coursiers, et dispense partout la lumière.

Voilà ce que les Corneille, emportés par des bonds irréguliers, ne savent pas faire, de sorte qu’ils vous surprennent autant par leurs chutes soudaines que par les élans qui les font gravir de sublimes hauteurs.

Il ne faut pas avoir trop de complaisance, dans les génies singuliers, pour ce qu’on appelle leurs négligences, qu’il faut appeler plutôt leurs lacunes ; ils n’ont pu faire que ce qu’ils ont fait. Ils ont souvent dépensé beaucoup de sueurs sur des passages très faibles ou très choquants. Ce résultat ne semble point rare chez Beethoven, dont les manuscrits sont aussi raturés que ceux de l’Arioste.

Il doit arriver souvent chez ces hommes que les beautés viennent les chercher, sans qu’ils y pensent,