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JOURNAL D’EUGÈNE DELACROIX.

Rubens a fait, et crois savoir tout ce qu’il peut faire. Ce seul souvenir d’une femmelette qui certes n’a pas éprouvé, en voyant le tableau, l’émotion que je ressens seulement en me le figurant, sans l’avoir vu, a réveillé en moi les grandes images de ceux qui ont tant frappé ma jeunesse à Paris, au Musée Napoléon, et en Belgique, dans les deux voyages que j’y ai faits.

Gloire à cet Homère[1] de la peinture, à ce père de la chaleur et de l’enthousiasme dans cet art où il efface tout, non pas, si l’on veut, par la perfection qu’il a portée dans telle ou telle partie, mais par cette force secrète et cette vie de l’âme qu’il a mise partout. Chose singulière ! le tableau qui m’a peut-être donné la sensation la plus forte, l’Élévation en croix, n’est pas celui où brillent le plus les qualités qui lui sont propres et où il est incomparable. Ce n’est ni par la couleur, ni par la délicatesse ou la franchise de l’exécution que ce tableau l’emporte sur les autres, et, chose bizarre, c’est par des qualités italiennes, qui chez les Italiens ne me ravissent pas au même degré ; et je trouve à propos de me rendre compte ici du sentiment tout à fait analogue que j’ai éprouvé devant les batailles de Gros et devant la Méduse, surtout quand je l’ai vue à moitié faite. C’est quelque chose de sublime, qui tient en partie à la grandeur des personnages. Les mêmes tableaux en petite dimension me produiraient, j’en suis sûr, un

  1. Rubens est certainement celui de tous les peintres qu’il a le plus constamment vanté.