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JOURNAL D’EUGÈNE DELACROIX.

des hommes. On est attristé, devant ce spectacle inhumain, de la rage stupide de démolition qui a signalé les époques de nos discordes.

Abattre, arracher, brûler, c’est ce que le fanatisme de liberté sait aussi bien faire que le fanatisme dévot ; c’est par là que l’un ou l’autre commence son œuvre, quand il est déchaîné ; mais là s’arrête l’impulsion brutale… Élever quelque chose de durable, marquer son passage autrement que par des ruines, voilà ce que la plèbe aveugle ne sait point faire ; et, en même temps, je remarquais combien les ouvrages qui sont dus à l’esprit de suite, conçus dans une grande idée de durée et exécutés avec le soin nécessaire, apportent un cachet de force jusque dans des débris qu’il est presque impossible de faire disparaître complètement. Ces corporations anciennes, les moines surtout, se sont crus éternels, car ils semblent avoir fondé pour les siècles des siècles. Ce qui reste des vieux murs fait honte aux ignobles bâtisses plus modernes qu’on leur a accolées. La proportion de ces restes a quelque chose de gigantesque, en comparaison de ce que des particuliers font tous les jours sous nos yeux.

Je pensais, en même temps, qu’il en était un peu de même pour l’ouvrage d’un homme de talent… Pour la sculpture, c’est incontestable, car les restaurations les plus maladroites laissent encore apercevoir clairement ce qui appartient à l’original ; mais dans la peinture elle-même, toute fragile qu’elle est, et quelquefois toute massacrée qu’elle est par des retouches