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JOURNAL D’EUGÈNE DELACROIX.

speare, Michel-Ange, Beethoven ne devront-ils pas une partie de leur effet à une cause opposée ? Je le crois pour mon compte.

L’antique ne surprend jamais, ne montre jamais le côté gigantesque et outré ; on se trouve comme de plain-pied avec ces admirables créations ; la réflexion seule les grandit et les place à leur incomparable élévation. Michel-Ange étonne[1] et porte dans l’âme un sentiment de trouble qui est une manière d’admiration, mais on ne tarde pas à s’apercevoir de disparates choquants, qui sont le fruit d’un travail trop hâté, soit à cause de la fougue avec laquelle l’artiste a entrepris son ouvrage, soit à cause de la fatigue qui a dû le saisir à la fin d’un travail impossible à compléter ; cette dernière cause est évidente. Quand les historiens ne nous diraient pas qu’il se dégoûtait presque toujours en finissant, par l’impossibilité de rendre ses sublimes idées, on voit clairement, à des parties laissées à l’état d’ébauche, à des pieds enfoncés dans le socle et où la matière manque, que le vice de l’ouvrage vient plutôt de la manière de concevoir et d’exécuter que de l’exigence extraordinaire d’un génie fait pour atteindre plus haut, et qui s’arrête sans se contenter. Il est plus que probable que sa conception

  1. Dans son article sur Michel-Ange, Delacroix écrivait : « Il ne faut pas être étonné du mépris des artistes médiocres pour ce sauvage génie… Ils ne peuvent s’empêcher de haïr ce style terrible, qui les subjugue malgré eux ; ils s’en prennent à lui du sentiment profond de leur impuissance et se rejettent alors sur les incorrections et les bizarreries, fruits de son caprice. »