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JOURNAL D’EUGÈNE DELACROIX.

contention plus grande que je ne suis habitué à en mettre à la peinture, et cependant j’écris avec une grande facilité ; je remplirais des pages entières sans presque faire de ratures. Je crois avoir consigné dans ce cahier même que j’y trouve plus de facilité que dans mon métier. La peine que j’éprouve vient de la nécessité de faire un travail dans une certaine étendue, dans lequel je suis obligé d’embrasser beaucoup de choses diverses ; je manque d’une méthode fixe pour coordonner les parties, les disposer dans leur ordre, et surtout, après toutes les notes que je prends à l’avance, pour me rappeler tout ce que j’ai résolu de faire figurer dans ma prose.

Il n’y a donc qu’une application assidue au même objet qui puisse m’aider dans ce travail. Je n’ose donc point penser à la peinture, de peur d’envoyer tout au diable. Je ne fais que rêver à un ouvrage dans le genre de celui du Spectateur : un article court de

    endroits de son Journal, il nous a paru intéressant de citer une page de Baudelaire qui est en même temps une appréciation définitive du talent et des défauts d’Eugène Delacroix comme écrivain : « Si sages, si sensés et si nets de tons et d’intention que nous apparaissent les fragments littéraires du grand peintre, il serait absurde de croire qu’ils furent écrits facilement et avec la certitude d’allure de son pinceau. Autant il était sûr d’écrire ce qu’il pensait sur une toile, autant il était préoccupé de ne pouvoir peindre sa pensée sur le papier. « La plume, disait-il souvent, n’est pas mon outil : je sens que je pense juste, mais le besoin de l’ordre auquel je suis contraint d’obéir, m’effraye. Croiriez-vous que la nécessité d’écrire une page me donne la migraine ? » C’est par cette gêne, résultant du manque d’habitude, que peuvent être expliquées certaines locutions un peu usées, un peu poncif, empire même, qui échappent trop souvent à cette plume naturellement distinguée. » (Baudelaire, L’Art romantique. L’Œuvre et la vie d’Eugène Delacroix.)