Page:Delacroix - Journal, t. 1, éd. Flat et Piot, 2e éd.djvu/512

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
436
JOURNAL D’EUGÈNE DELACROIX.

ces ruines ; les bêtes sauvages iront tirer les os des fondateurs de leurs tombeaux entrouverts. Mais l’homme lui-même, quand il s’abandonne à l’instinct sauvage qui est le fond même de sa nature, ne conspire-t-il pas avec les éléments pour détruire les beaux ouvrages ? La barbarie ne vient-elle pas presque périodiquement, et semblable à la Furie qui attend Sisyphe roulant sa pierre au haut de la montagne, pour renverser et confondre, pour faire la nuit après une trop vive lumière ? Et ce je ne sais quoi qui a donné à l’homme une intelligence supérieure à celle des bêtes, ne semble-t-il pas prendre plaisir à le punir de cette intelligence même ?

Funeste présent, ai-je dit ? Sans doute, au milieu de cette conspiration universelle contre les fruits de l’invention du génie, de l’esprit de combinaison, l’homme a-t-il au moins la consolation de s’admirer grandement lui-même de sa constance ou de jouir beaucoup et longtemps de ces fruits variés émanés de lui ? Le contraire est le plus commun. Non seulement le plus grand par le talent, par l’audace, par la constance, est ordinairement le plus persécuté, mais il est lui-même fatigué et tourmenté de ce fardeau du talent et de l’imagination. Il est aussi ingénieux à se tourmenter qu’à éclairer les autres. Presque tous les grands hommes ont eu une vie plus traversée, plus misérable que celle des autres hommes.

A quoi bon alors tout cet esprit et tous ces soins ? Le vivre suivant la nature veut-il dire qu’il faut vivre