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XXX
EUGÈNE DELACROIX.

organisées, ni les artistes individuels n’eurent de prise sur son talent, l’empêchèrent toujours de se rattacher à aucune secte. Plus loin, quand nous examinerons les jugements qu’il porte sur les artistes d’autrefois, sur ses contemporains, écrivains, musiciens et peintres, nous trouverons la preuve irréfutable de ce que nous avançons ; mais dès maintenant nous en savons assez pour marquer avec certitude combien son génie le différenciait du romantisme impénitent !

S’il ne fut pas toujours tendre au romantisme, il se montra constamment hostile aux doctrines du réalisme. La sévérité avec laquelle il juge Courbet, tout en proclamant ses merveilleuses aptitudes de peintre, prouve à quel point les tendances de cette école étaient opposées aux siennes. À ses yeux, l’imagination est le principal facteur de la production esthétique, et la réalité ambiante ne lui semble digne de devenir matière à œuvre d’art, qu’à la condition d’avoir été épurée, transfigurée en quelque sorte par sa toute-puissante influence. Dans un fragment de l’année 1853, à propos d’esquisses de la Sainte Anne, faites par lui à Nohant, il compare un premier croquis reproduisant servilement la nature, qui, dit-il, lui est insupportable, à une seconde esquisse dans laquelle ses intentions sont plus nettement marquées, et qui pour cette raison commence à lui plaire, tandis qu’il n’attribue guère au premier une importance plus grande qu’à une reproduction photographique. Sans cesse il insiste sur la prépondérance de l’imagination, et par imagination ce n’est jamais l’invention de toutes pièces qu’il entend, mais bien la faculté d’interpréter puissamment, de refléter suivant le tempérament individuel de l’artiste la nature qui