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JOURNAL D’EUGÈNE DELACROIX.

Lundi 5 mars. — Le matin, Dubufe[1] est venu me chercher pour voir à la Chambre des députés sa République ; il m’a ramené.

Soleil magnifique. Le temps, depuis quinze jours, et au reste pendant presque tout cet hiver, est d’une douceur extrême. Je n’en suis pas moins horriblement enrhumé, si bien que j’hésitais à aller ce soir chez Boissard.

J’y ai été cependant. La jeune somnambule pantomime devait y venir. Elle n’est venue qu’à onze heures passées, amenée par Gautier, qui avait été la chercher et l’avait trouvée couchée. Elle a une tête charmante et pleine de grâce ; elle a fait à merveille les simagrées de l’endormement. Ses poses contournées et pleines de charme sont tout à fait faites pour les peintres.

En attendant son arrivée, j’ai été avec Meissonier[2] chez lui, voir son dessin de la Barricade. C’est horrible de vérité, et quoiqu’on ne puisse dire que ce ne puisse être exact, peut-être manque-t-il le je ne sais quoi qui fait un objet d’art d’un objet odieux. J’en dis autant de ses études sur nature ; elles sont plus froides que sa composition et tracées

  1. Claude-Marie Dubufe, peintre, né à Paris en 1789, mort en 1864, élève de David. Sous la Restauration et la monarchie de Juillet, ses œuvres eurent une vogue prodigieuse. C’est au Salon de 1849 qu’il exposa une République dont il est question ici.
  2. Delacroix appréciait le talent de Meissonier. On lui prête ce mot : « De nous tous, c’est encore lui qui est le plus sûr de vivre. » Baudelaire s’étonnait, au contraire, de ce jugement, et se demandait comment il se pouvait faire que « l’auteur de si grandes choses jalousât presque celui qui n’excellait que dans les petites ».