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XVIII
EUGÈNE DELACROIX.

qu’avec de l’enthousiasme, je gagne du pain, et des bougres comme ceux-là viendront jusque dans ma tanière, glacer mes inspirations dans leur germe, et me mesurer avec leurs lunettes ! » J’imagine que cette épreuve lui fut une rude leçon et ne contribua pas médiocrement à l’affermir dans ses idées de prudente réserve, d’autant mieux que s’il se défie du monde, il se défie encore plus des artistes ; ce qui lui semble redoutable en eux, c’est cette envie qui lui fait l’effet d’un manteau de glace sur les épaules, et puis il a déjà conscience de l’infériorité des « spécialistes », des « gens de métier », car il écrit : « Le vulgaire naît à chaque instant de leur conversation. »

Voilà, dira-t-on, une conception singulièrement pessimiste de la vie ! Sans doute, mais c’est la conception d’un sage, d’un homme qui entend n’aborder la lutte que bien armé, et prudemment se représente le monde plus médiocre encore et plus vulgaire qu’il n’est, pour éviter ce qu’il redoute par-dessus tout : être dupe ! Nous avons parlé de ces principes directeurs de la vie qui doivent soutenir l’homme de pensée au milieu des perpétuels dangers qui le menacent, et qu’un écrivain comparait à des phares, ou à des barres lumineuses placées de distance en distance, destinés qu’ils sont à le préserver des écueils. Dans le Journal de Delacroix, comme dans les lettres de Stendhal, vous les trouverez en grand nombre, car il conçoit la vie comme un combat : « Il n’y a pas à reculer, écrit-il en 1852. Dimicandum ! C’est une belle devise que j’arbore par force et un peu par tempérament. J’y joins celle-ci : Renovare animos. Mourons, mais après avoir vécu. Beaucoup s’inquiètent s’ils revivront après la mort, et ils ne vivent point dès à présent. »