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XVII
EUGÈNE DELACROIX.

âmes de valets sous ces enveloppes brodées, vous lèvent le cœur. » Voilà sans contredit une des notes les plus intéressantes du Journal, parce qu’elle est éminemment significative, parce que nulle autre part que dans des papiers intimes elle ne pouvait figurer, parce qu’enfin elle découvre et met à nu le révolté qui est au fond de tout homme de génie. C’est bien là l’expression d’une de ces « colères de cœur qu’il aimait à dissimuler » ; mais il fallait qu’il se déchargeât, et son Journal lui permit de le faire.

De bonne heure, il comprit que l’homme est seul dans l’existence, d’autant plus seul qu’il est plus différent, car la société en cela nous paraît assez semblable à l’enfant, lequel se détourne avec crainte des figures qui ne lui sont pas familières. Il sentit que l’on ne doit compter que sur ses propres forces, que les sympathies apparentes dont nous sommes entourés ne sont en réalité que duperie, puisqu’elles cachent toujours un principe d’intérêt personnel, plus ou moins habilement dissimulé. Heureux encore l’artiste, lorsque la jalousie, l’envie de ceux qui l’approchent ne tentent pas de le décourager par de perfides insinuations ! Il existe à cet égard une page curieuse : elle est de 1824, époque de ses premières luttes ; il a déjà exposé la Barque du Dante, et l’on sait de quelle manière ce tableau fut accueilli. Il est en train de peindre les Scènes du massacre de Scio, il a esquissé la femme traînée par le cheval qui occupe le centre de cette admirable composition. Il montre son travail à quelques amis, à quelques parents : vous vous figurez comme on le juge ; mais après leur départ, il se soulage et note sur son Journal cette exclamation indignée : « Comment ! il faut que je lutte avec la fortune et la paresse qui m’est naturelle ! il faut