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XVI
EUGÈNE DELACROIX.

On a dit qu’une des grandes préoccupations de sa vie avait été de « dissimuler les colères de son cœur et de n’avoir pas l’air d’un homme de génie ». Je le croirais volontiers, surtout quand je lis cette phrase : « Sois prudent dans l’accueil que tu fais toi-même, et surtout point de ces prévenances ridicules, fruit des dispositions du moment. » Il fréquenta beaucoup de monde, trop peut-être pour sa santé ; mais on peut affirmer que le monde n’eut aucune influence sur sa vie spirituelle, sur ses travaux d’artiste, car dès l’abord il en avait senti les dangers, et il lui fut trop constamment supérieur pour ne le point juger comme il mérite de l’être. Chaque fois qu’il en parle, c’est avec cet accent de haute supériorité qui vient de la conscience intime d’une valeur transcendante, par laquelle se manifeste le sentiment d’aristocratie intellectuelle : « Que peut-on faire de grand au milieu de ces accointances éternelles avec tout ce qui est vulgaire ? » dit-il dans les premières pages du Journal ; et plus tard, en 1853, lorsque, arrivé au faîte de sa réputation et pleinement maître de ses effets, il tente de résumer son impression sur la société moderne, son jugement pénètre jusqu’aux causes de son infériorité, ne se contentant pas de la constater : « Il n’est pas étonnant qu’on trouve insipide le monde à présent : la révolution qui s’accomplit dans les mœurs le remplit continuellement de parvenus. Quel agrément pouvez-vous trouver chez des marchands enrichis qui sont à peu près tout ce qui compose aujourd’hui les classes supérieures ? » Quelquefois même il ira jusqu’à l’indignation, et vous sentirez une colère sourde l’envahir. En 1854, sortant d’un bal des Tuileries, il écrit : « La figure de tous ces coquins, de toutes ces coquines, ces