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XIV
EUGÈNE DELACROIX.

même homme, et quand j’y pense, je crois que c’est la souveraine plaie de la vie. » Là encore, par conséquent, il ne devait pas goûter une satisfaction entière, et c’est dans la supériorité de sa nature qu’il en faut chercher la cause.

C’est que l’Art, et l’Art seul, pouvait satisfaire son esprit, en lui communiquant la plénitude de vie pour laquelle il était fait. Il appartenait à la famille des grands « Intellectuels », chez qui l’idée maîtresse atteint presque à la hantise d’une monomanie et devient à ce point absorbante qu’elle étouffe les tendances voisines. On l’a dit avec raison, précisément à propos d’Eugène Delacroix. : il serait injuste d’appliquer à certains esprits les principes d’existence dont relèvent la plupart des hommes : ce qu’il y a d’anormal dans leur conformation spirituelle explique comme il justifie ce qu’il peut y avoir d’étrange dans leur vie. Suivez-le dans le premier développement de son existence d’artiste : vous trouverez chez lui cette impatience, cette impétuosité du créateur qui provient d’une surabondance de sève et du fourmillement des idées. Son intelligence est mobile parce que le nombre des points de vue la détourne en tous sens et l’empêche de se fixer ; mais ce n’est là qu’une crise transitoire, sans inconvénient pour sa grandeur future, car il la constate lui-même, et, semblable à un malade qui serait son propre médecin, s’administre les remèdes appropriés. Il se tient constamment en garde contre lui ; il se voit agir et penser ; il se compare à ceux qui l’approchent, prend pour modèle ce qu’il trouve bon en eux, et conserve sa lucidité d’analyse au milieu des émotions les plus troublantes de sa carrière d’artiste. C’est là un des traits caractéristiques de son