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JOURNAL D’EUGÈNE DELACROIX.

à l’entremets et n’arrive quelquefois aux fruits tout étonné lui-même, en étonnant les autres, de sa verve ? M. Fox n’arrivait guère à la tribune que dans un état d’ivresse ; Sheridan et quelques autres de même ; il est vrai que ce sont des Anglais. Il ne faudrait pourtant pas imiter ce fameux Suisse dont me parlait je ne sais qui, lequel, voyant les bons effets d’un coup de vin pris à propos dans certains cas de maladie, était devenu un ivrogne fieffé, pour se mettre à l’abri de toute espèce de maladies. On a vu beaucoup de musiciens qui, pour conserver leur dieu, c’est-à-dire leur bouteille, avaient été trouvés morts au coin des bornes.

Boissard[1] jouait, dans l’état d’ivresse du haschisch, un morceau de violon, comme cela ne lui

  1. Boissard était le maître du salon où avaient lien les séances du « Club des Haschischins », salon dans lequel Théophile Gautier rencontra pour la première fois Baudelaire, et où Balzac se trouvant invité refusa d’absorber la dangereuse substance. Dans la délicieuse préface des Fleurs du mal, Gautier parle ainsi de Boissard : « C’était un garçon des mieux doués que Boissard ; il avait l’intelligence la plus ouverte ; il comprenait la peinture, la poésie et la musique également bien ; mais chez lui peut-être, le dilettante nuisait à l’artiste ; l’admiration lui prenait trop de temps, il s’épuisait en enthousiasmes ; nul doute que si la nécessité l’eût contraint de sa main de fer, il n’eût été un peintre excellent. Le succès qu’obtint au Salon son épisode de la Retraite de Russie en est le sûr garant. Mais, sans abandonner la peinture, il se laissa distraire par d’autres arts ; il jouait du violon, organisait des quatuors, déchiffrait Bach, Beethoven, Meyerbeer et Mendelssohn, apprenait des langues, écrivait de la critique et faisait des sonnets charmants… Comme Baudelaire, amoureux des sensations rares, fussent-elles dangereuses, il voulut connaître ces « Paradis artificiels », qui plus tard vous font payer si cher leurs menteuses extases, et l’abus du haschich dut altérer sans doute cette santé si robuste et si florissant*. » (Préface des Fleurs du mal, p. 6 et 7.)