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JOURNAL D’EUGÈNE DELACROIX.

beaucoup de temps pour en revenir au point d’où il était parti, et souvent il ne s’y retrouve plus le même. Semblable à la chair périssable, à la vie faible et attaquable par tous les côtés de toutes les créatures, laquelle est obligée de résister à mille influences destructives, et qui demandent ou un continuel exercice ou des soins incessants, pour n’être pas dévoré par cet univers qui pèse sur nous, le talent est obligé de veiller constamment sur lui-même, de combattre, de se tenir perpétuellement en haleine, en présence des obstacles au milieu desquels s’exerce sa singulière puissance. L’adversité et la prospérité sont des écueils également à craindre. Le trop grand succès tend à l’énerver, comme l’insuccès le décourage. Plusieurs hommes de talent n’ont eu qu’une lueur, qui s’est éteinte aussitôt que montée. Cette lueur éclate quelquefois dès leur apparition et disparaît ensuite pour toujours. D’autres, faibles et chancelants, ou diffus, ou monotones en commençant, ont jeté, après une longue carrière presque obscure, un éclat incomparable, tels que Cervantes ; Lewis[1], après avoir fait le Moine, n’a plus rien fait qui vaille. Il en est qui n’ont pas subi d’éclipsé, etc…

  1. Lewis, romancier anglais, né à Londres, en 1773, mort en 1818. Il fut l’ami de Walter Scott, dont il encouragea les débuts, et de Byron, à qui il fit connaître la littérature allemande. Son plus célèbre roman, le Moine, est une œuvre de jeunesse où il a entassé tout ce que pouvaient lui suggérer une imagination exaltée et maladive, l’effervescence de l’âge et la lecture des ballades allemandes, des romans mystérieux, fantastiques, effrayants, alors à la mode. Comme poète, Lewis déploya un talent exquis de versification dans des Ballades imitées de Burger.