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JOURNAL D’EUGÈNE DELACROIX.

Vendredi 4 juin, matin. — Je vis en société avec un corps, compagnon muet, exigeant et éternel ; c’est lui qui constate cette individualité qui est le sceau de la faiblesse de notre race. Il sait que, si elle est libre, c’est pour qu’elle soit esclave, mais la faible quelle est ! elle s’oublie dans sa prison. Elle n’entrevoit que bien rarement l’azur de sa céleste patrie.

Oh ! triste destinée ! désirer sans fin mon élargissement, esprit que je suis, logé dans un mesquin vase d’argile. Tu bornes l’exercice de ta force à t’y tourmenter en cent manières. Il me semble que ce pourrait être l’organisation qui modifierait l’âme : elle est plus universelle. Qu’elle passe par le cerveau comme par un laminoir qui la martèle et la travaille, au coin de notre plate nature physique !… mais quel poids insupportable que celui de ce cadavre vivant ! Au lieu de s’élancer vers des objets de désirs qu’elle ne peut étreindre, même point définir, elle passe l’éclair de la vie à souffrir des sottises où la pousse son tyran. C’est par une mauvaise plaisanterie, sans doute, que le ciel nous a permis d’assister au spectacle du monde par cette ridicule fenêtre : sa lorgnette gauchie et terne, plus ou moins, mais toujours dans un sens, gâte tous les jugements de l’autre, dont la bonne foi naturelle se corrompt, et qui produit souvent d’horribles fruits ! Je veux bien de cette façon croire à vos influences et à vos bosses…, mais ce sera pour m’en désoler toujours. Qu’est-ce que c’est que l’âme et l’intelligence séparées ? Le plaisir de