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JOURNAL D’EUGÈNE DELACROIX.


— Il faut s’efforcer de n’interrompre que pour finir le Velasquez.

L’esprit humain est étrangement fait ! J’aurais consenti à y travailler, perché, je crois, sur un clocher ; aujourd’hui je ne puis penser à l’achever que comme à une seccatura ; tout cela, parce que j’en suis hors depuis longtemps ; il en est de même de mon tableau et de tous les travaux possibles pour moi. Il y a une croûte épaisse à rompre pour s’y mettre de cœur ; quelque chose, un terrain rebelle qui repousse le soc et la houe. Mais après un peu d’obstination, sa rigueur s’évanouit tout à coup ; il est prodigue de fleurs et de fruits : on ne peut suffire à les recueillir.

— Fielding venu à l’atelier. Dîné avec lui rue de la Harpe et M. du Fresnoy[1]. Promenade au Luxembourg ; chez eux, rue Jacob. Rentré à onze heures.

Le rossignol. — Quel rapide instant de gaieté dans toute la nature : ces feuilles si fraîches, ces lilas, ce soleil rajeuni. La mélancolie s’enfuit pendant ces courts moments. Si le ciel se couvre de nuages et se rembrunit, c’est comme la bouderie charmante d’un objet aimé : on est sûr du retour.

J’ai entendu ce soir en revenant le rossignol[2] ; je

  1. Du Fresnoy, amateur de l’époque.
  2. Ces émotions de nature, dont on trouve ici les premières traces, devaient jouer un grand rôle dans le développement sentimental et artistique de Delacroix. Il nous parait intéressant d’insister sur ce point, d’autant mieux qu’une des plus belles pages de son Journal, une des plus accomplies comme forme littéraire, et qui se trouve dans un cahier de l’année 1854, lui fut inspirée par une impression analogue à celle que nous voyons notée ici.