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JOURNAL D’EUGÈNE DELACROIX.

naïves imaginations de seize à vingt ans deviennent par contre des objets très sérieux de notre culte. J’ai passé une soirée à relire toutes mes vieilles lettres, car je suis plus conservateur qu’un Sénat, qui n’a rien conservé que ses plâtres. Tandis que vous étiez au bal de l’Opéra, au moins j’ose le penser, je suis à deux heures de la nuit enfoui dans des souvenirs doux et affligeants. Vous étiez à cette époque dégoûté de la vie et des vanités prétendues de la vie ; aujourd’hui, je prends de cette maladie de ce temps-là, et vous pourriez bien avoir pris de mon insouciance philosophique d’alors. Mais qu’en fais-je et S*** ? Mon cœur a saigné tout à l’heure au souvenir de tout ce que cet homme m’a inspiré. Cette vie d’homme qui est si courte pour les plus frivoles entreprises est pour les amitiés humaines une épreuve difficile et de longue haleine. Dans la carrière que vous suivez, vous ne devez pas trouver beaucoup d’amis et surtout d’amis pour la vie comme nous l’étions avec Sousse, avant qu’en effet la vie eût été retournée pour chacun de nous… Si tu en trouves, tant mieux, tu es plus heureux que moi.

Malgré quelques attiédissements passagers, je crois qu’il faut de loin en loin, pour quelques figures passagères, se conserver les anciens. Profitons-en surtout pendant que l’amitié peut encore entre nous être désintéressée. Si tu étais ministre, je ne t’aurais pas écrit ce soir. J’aurais relu tes lettres, rentré mon émotion, et j’aurais dit : « C’est un homme mort, n’y