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JOURNAL D’EUGÈNE DELACROIX.

femme traînée par le cheval, Riesener, Henri Hugues et Rouget. Jugez comme ils ont traité mon pauvre ouvrage[1], qu’ils ont vu justement dans le moment du tripotage, où moi seul je peux augurer quelque chose. Comment ? disais-je à Édouard, il faut que je lutte contre la fortune et la paresse qui m’est naturelle, il faut qu’avec de l’enthousiasme je gagne du pain, et des bougres comme ceux-là viendront, jusque dans ma tanière, glacer mes inspirations dans leur germe et me mesurer avec leurs lunettes, eux qui ne voudraient pas être Rubens ! Par un bonheur dont je te rends grâces, ciel propice, tu me donnes dans ma misère le sang-froid nécessaire pour retenir à une distance respectueuse les scrupules que leurs sottes observations faisaient souvent naître en moi. Pierret même m’a fait quelques observations qui ne m’ont point touché, parce que je sais ce qu’il y a à faire. Henri n’était pas si difficile que ces messieurs.

À leur départ, j’ai soulagé mon cœur par une bordée d’imprécations à la médiocrité, et puis je suis rentré sous mon manteau.

Les éloges de Rouget, qui ne voudrait pas être

  1. Delacroix fait ici allusion, comme nous l’avons déjà dit dans notre étude, à l’un des fragments les plus fougueux de son Massacre de Scio au sujet duquel Th. Gautier écrivait : « Ces scènes horribles, dont nul ménagement académique ne dissimule la hideur, ce dessin fiévreux et convulsif, cette couleur violente, cette furie de brosse soulevaient l’indignation des classiques, et enthousiasmaient les jeunes peintres par leur hardiesse étrange et leur nouveauté que rien ne faisait pressentir. » Ce fut après le Massacre de Scio que M. de La Rochefoucauld, alors directeur des Beaux-Arts, fit appeler Delacroix pour lui recommander de « destiner d’après la bosse ».