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JOURNAL D’EUGÈNE DELACROIX.

j’aurais voulu me rappeler de notre conversation, en revenant, m’ont échappé…

Je me disais qu’une triste chose de notre condition misérable, était l’obligation d’être sans cesse vis-à-vis de soi-même. C’est ce qui rend si douce la société des gens aimables : ils vous font croire un instant qu’ils sont un peu vous, mais vous retombez bien vite dans votre triste unité. Quoi ! l’ami le plus chéri, la femme la plus aimée et méritant de l’être, ne prendront jamais sur eux une partie du poids ? Oui, quelques instants seulement ; mais ils ont leur manteau de plomb à traîner.

Je suis venu même à une autre de mes idées : c’est celle qui a précédé cette dernière. Tous les soirs, lui disais-je, en sortant de chez M. Lelièvre, je rentre chez moi, dans l’état d’un homme à qui sont arrivés les événements les plus variés. Cela finit toujours par un chaos qui m’étourdit. Je suis cent fois plus hébété, cent fois plus incapable, je crois, de m’occuper des affaires les plus ordinaires, qu’un paysan qui a labouré toute la journée. Je disais encore à Édouard qu’on s’attachait aux amis, quand ils faisaient autant de progrès que vous-même ; la preuve en est que des circonstances charmantes dans la vie et dont on conservait le souvenir avec délices, n’étaient plus bonnes à recommencer réellement et juste comme elles s’étaient passées ; témoins encore les amis d’enfance qu’on revoit longtemps après.

— J’ai reçu, aujourd’hui que j’ai commencé la