Page:Deguise - Hélika, mémoire d'un vieux maître d'école, 1872.djvu/90

Cette page a été validée par deux contributeurs.
88
HÉLIKA.

Un franc éclat de rire interrompit le narrateur, il en demeura un instant déconcerté.

« Dès le moment, dit la voix rieuse, qu’un des tiens détache sa langue du crochet de la vérité, on peut être sûr qu’à force de répéter des balourdises, il finit par les croire. Puisque ton père était un industriel que ne t’a-t-il intéressé dans son commerce ? »

— Faites excuse, mon père confectionnait des sabots et le commerce n’était pas assez étendu pour qu’il eût besoin d’un associé !

— Ton frère qui était seigneur aurait pu t’établir sur une de ses terres ?

— Quand je vous dis que mon frère était saigneur, c’est qu’il saignait les moutons du voisinage pour avoir une partie du sang. Il n’a jamais possédé de terre plus que j’en ai sous la main !

— Et ton frère le marchand ne pouvait-il pas te donner une place dans son établissement et ton industrie dans le commerce des perles ne t’assurait-elle pas une belle existence ?

— Oh ! pour ça quant à mon frère le marchand, il était en société avec la grosse voisine pour vendre de la tire et de la petite bière le dimanche, à la porte de l’église ; pour moi j’enfilais des grains de verre que je vendais pour des colliers de perles. Nos trois industries réunies ne rapportaient pas cinq francs chaque semaine pour faire bouillir la marmite. Voilà ce qui fait que le bonhomme, que nous appelions papa, a levé le pied un bon matin pour aller rejoindre, disait-il, la mère que nous n’avons jamais connue. » Et il termina d’un ton piteux. « Il fallait bien que je changeasse de pays. »

Le rire qui suivit cette déclaration ébouriffante fut presqu’inextinguible de la part de deux auditeurs, mais, sans se déconcerter davantage, l’interlocuteur continua :

— Trou de l’air, c’est tout d’même un fort beau pays que celui que j’ai laissé là ousque l’eau que vous buvez ici est du vin dans nos rivières, même que chaque matin le soleil trouve cinq ou six gaillards qui ronflent à réveiller les morts rien que pour s’être assis sur ses bords. »

Ces dernières réflexions augmentèrent encore l’hilarité des deux autres.

« Et toi, reprit celui qui s’appelait Baptiste en s’adressant à l’homme à l’air mélancolique, depuis six mois que nous chassons ensemble et que tu me promets de me faire connaître ton histoire pourquoi ne nous la dirais-tu pas aujourd’hui ?

— Hélas ! répondit celui-ci, elle est fort triste mon histoire et ne sera pas bien longue : Vous m’appelez Normand et c’est bien le cas de me donner ce nom puisque la terre où j’ai vu le jour se trouve