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HÉLIKA.

chettes de bois ; bref enfin, tout le monde ainsi à l’œuvre fit merveille, et une demi-heure après, le bruit des mâchoires eut dominé celui des meules des plus assourdissants moulins. Il y a de cela bien près de soixante ans, et je ne crains pas de répéter aujourd’hui à la face du monde, que jamais repas fut mieux cuit et mieux assaisonné avec la grande sauce de l’appétit, que celui que nous prîmes ou plutôt dévorâmes au pied de la chute, de la décharge du Lac à la Truite. Enfin les appétits satisfaits, les pipes allumées, nous nous étendîmes avec délices sur les bords de la rivière.

« Il eût été difficile de choisir un plus beau moment pour contempler le paysage qui nous entourait. Le soleil allait bientôt s’enfoncer derrière le rideau des grands arbres, les oiseaux dans leur suave et beau langage le saluaient et lui souhaitaient le bonsoir ; quelques petits écureuils d’un air éveillé et mutin, s’approchaient en sautillant, leurs queues coquettement retroussées, pour glaner quelques restes de notre repas ; puis vifs comme l’éclair, remontaient au haut d’une branche ou au sommet de l’arbre pour nous envoyer leur trille de colère ou de plaisir.

« Mais la beauté qui ne saurait être surpassée, était celle de la chute avec ses mille paillettes d’or qui brillaient au soleil couchant. Les rochers qui la surplombaient, semblaient eux aussi tous émaillés de diamants. L’arc-en-ciel brillait à leurs pieds de ses plus vives couleurs, pendant que la nappe d’eau qu’elle formait au bas, tranquille d’abord, puis comme prise d’un accès subit de rage, se ruait un instant après frémissante et écumeuse de cascades en cascades, hérissant la crête de chacune de ses vagues, comme pour attester sa colère de voir son cours intercepté.

« Tous ces chants ou ces bruits divers, toutes ces beautés sauvages et primitives étaient égalés, surpassés peut-être par la grandeur de la chute elle-même.

« L’eau se précipitait d’une hauteur d’à peu près cinquante pieds ; mais dans sa chute, elle rencontrait d’énormes rochers superposés les uns aux autres, bondissant de l’un à l’autre, elle s’élevait et retombait blanche et floconneuse comme la neige, pour se former un peu plus bas en gerbes de diamants auxquels le soleil couchant, ce véritable peintre céleste, imprimait ses plus magnifiques nuances et son plus éclatant coloris.

« La splendeur de ce tableau ne saurait être surpassée. Toutefois, un pic incliné d’une hauteur de cent pieds au-dessus de la chute, et dont la base était minée par l’incessant travail de la