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HÉLIKA.

deux mains avec découragement, par votre ignorance, vous êtes cause de la mort d’un innocent. Puisse Dieu ne pas vous demander compte de la mission que vous aviez à remplir et de la manière dont vous l’avez fait. »

À ces mots, ils restèrent atterrés pendant quelque temps et des murmures de plus en plus menaçants commencèrent à s’élever dans la foule. Enfin l’un d’eux reprit : « Le juge de paix lui-même avant le procès nous avait assurés qu’il était certainement coupable. Le voilà, demandez-lui pourquoi il nous a mis sous cette impression ? »

Il désignait en même temps Bélandré qui allongeait le cou et essayait à saisir quelques paroles de ce qui se disait.

Il y eut alors un cri de rage indicible. Les sauvages qui avaient assisté à l’exécution tirèrent leurs couteaux et s’élancèrent dans la direction que le juré avait signalé. Bélandré comprit l’immensité du danger. Il prit la fuite vers la demeure du gouverneur chaudement poursuivi par les sauvages et la foule. Grâce à l’agilité de ses jambes et à la peur qui lui donnait des ailes, il put mettre en peu de temps entre lui et ceux qui le poursuivaient, les gardes du gouverneur et les portes du palais.

Disons de suite qu’il ne reparut jamais dans ces endroits et qu’il alla dans une autre partie du pays répandre le venin de sa langue empoisonnée.

Sans l’intervention de Monsieur Odillon, la foule aurait aussi fait un fort mauvais parti aux jurés[1].

Le lendemain, un concours immense avait envahi l’église des

  1. N. B. Quoique l’institution du Juge de Paix et celle du juré soit d’une date bien postérieure à celle où les événements qui sont décrits sont sensés se passer, l’auteur a cru toutefois pouvoir se permettre cet anachronisme que le lecteur voudra bien lui pardonner en considération du motif qui le lui a fait commettre. Sans être en aucune manière contre ces deux institutions, on ne peut toutefois se dissimuler qu’elles comportent parfois de graves inconvénients et occasionnent souvent d’irréparables malheurs. Il suffit d’assister à une séance d’une de nos cours de Juge de Paix dans les campagnes pour s’en convaincre. Un homme, souvent dépourvu de toute éducation et quelquefois même du plus gros bon sens s’éveille un bon matin tout étonné de recevoir une commission de juge de paix. Il le doit quelquefois à l’appui qu’il a donné à un candidat heureux. De suite le voilà un grand personnage, il devient un tyranneau de paroisse. Il y a bien assez souvent pourtant de graves difficultés, car à peine peut-il réussir quelquefois à signer son nom d’une manière lisible. Il est obligé de se faire lire la loi par un voisin complaisant, sauf à l’interpréter comme il l’entendra plus tard. Ces décisions, pour les parties lésées sont presqu’aussi sans appel que celles des commissaires pour les décisions des petites causes puisque le malheureux plaideur a à payer, le plus souvent, une somme au-dessus de ses moyens pour lever un certiorari et obtenir justice. Nous en connaissons même et le nombre en est plus grand qu’on ne pense, qui ne voient pas sans plaisir un homme contre lequel ils ont des ressentiments personnels ou politiques, amené à leur tribunal. Ceux-là à coup sûr sont invariablement condamnés. Tous les Juges de Paix ne sont sans doute pas de ce calibre, mais le nombre en est cependant assez grand pour que la Commission de la Paix ait besoin d’être révisée soigneusement. Les inconvé-