Page:Deguise - Hélika, mémoire d'un vieux maître d'école, 1872.djvu/60

Cette page a été validée par deux contributeurs.
58
HÉLIKA.

ques instants avant que de l’avaler complètement, et saisis le sens des paroles que l’un et l’autre camp échangeaient mutuellement. Ce fut leur conversation acrimonieuse et menaçante qui m’apprit que la guerre était finie depuis trois ans entre la France et l’Angleterre, que les deux matelots récalcitrants avaient décidé de se fixer dans le pays pour y cultiver des terres, que leurs engagements étaient terminés ; ils étaient deux Bretons et certes ce n’est pas peu dire pour l’obstination et l’opiniâtreté. Le contremaître leur avait offert des gages très élevés, mais ils refusaient parce que leurs fiancées avaient exigé qu’ils s’établissent sur des terres et qu’ils abandonnassent la vie de marins.

Après avoir vidé mon verre, j’entonnai, d’une voix enrouée et bachique, une chanson française de matelot, en goguettes. Les premières stances finies, j’observai du coin de l’œil le contremaître qui parlait à un des matelots qui paraissait être son homme de confiance, puis il s’approcha de moi d’un air aimable.

« Hé ! hé ! dit-il, l’ami, en me tapant sur l’épaule familièrement, il me vient à l’idée que tu as déjà bouliné dans des parages de la France ? »

« Oui, lui répondis-je en clignotant des yeux, mon moricaud et moi nous en avons vu bien d’autres que des requins d’eau douce. »

« Tu n’étais donc pas un vrai marin puisque te voilà aujourd’hui un véritable terrien. » Je fis un geste d’indignation.

« Par la sainte Barbe, dis-je en frappant du poing sur le comptoir, on n’insulte pas ainsi un des premiers gabiers des Frères de la Côte ! »

« J’en ai été un, répliqua le contremaître ravi, nous sommes frères, buvons ensemble ! Il pourrait se faire que nous naviguerions encore dans les mêmes eaux. »

« C’est pas de refus, répondis-je d’une voix de plus en plus enrouée, mais d’abord vos civilités ; pour le moricaud, ajoutais-je en me tournant vers le nègre, il en a déjà jusqu’aux écoutilles, il ne peut plus parler. »

Bref, vous le dirai-je, le nègre et moi une heure après, nous étions en pleine mer à bord d’un bon gros bâtiment marchand et cinglions à toutes voiles vers la France.

Nous étions en mer depuis deux jours lorsque le capitaine me fit inviter à passer dans sa cabine. Cet homme, bien que vieux marin, avait conservé le cœur, l’esprit et la gentillesse de l’homme bien élevé et poli, du véritable capitaine français. Aimé et respecté des passagers de son bord, il l’était encore plus, s’il était possible, de ses matelots.

Je n’hésitai donc pas à lui raconter l’histoire d’une partie de ma