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HÉLIKA.

goutte d’eau dont je me désaltérais jusqu’au fruit savoureux que je voulais goûter. Je l’entendais, je le voyais, je le sentais en moi-même, ce vengeur inexorable des crimes que nous commettons et des souffrances que nous faisons endurer à nos frères, de même que je l’ai éprouvé plus tard sous le fouet du maître et dans les chaînes de l’esclavage. »

En prononçant ces paroles, bien que les membres du vieillard fussent glacés par le froid de la mort, nous voyions cependant un frémissement qui lui parcourait tout le corps. Sans doute qu’il remarqua notre surprise de l’entendre s’exprimer aussi bien, car il ajouta en continuant : « Ne soyez pas surpris si je parle un français qui peut vous paraître bien pur pour un habitant des bois, mais j’appartiens à votre race, et c’est à une vengeance diabolique que je dois le triste état dans lequel vous me voyez aujourd’hui. »

« Dans mon enfance et ma jeunesse, j’ai vu moi aussi de beaux jours. Si vous saviez comme j’étais heureux lorsque je revenais chaque année dans ma famille pour y passer mes vacances. Nous étions plusieurs compagnons de collège de la même paroisse. Oh ! que nous nous en promettions des parties de pêche et de chasse et comme alors nous avions le cœur léger, l’âme pure et tranquille. Il me semble encore voir ma vieille mère, mon père et mes sœurs accourir au-devant de moi, me presser tour à tour dans leurs bras et m’arroser la figure de leurs larmes lorsque je venais déposer à leurs pieds les prix nombreux que j’avais obtenus pour mes succès classiques. Puis le bon vieux curé que nous ne manquions jamais d’aller voir, il nous avait baptisés, fait faire notre première communion ; de plus, il nous avait initiés aux premières notions de la langue latine. Il nous considérait donc comme ses enfants et nous recevait avec le plus grand plaisir et la plus touchante affection. Son presbytère et sa table étaient toujours à notre disposition. Il était aussi fier de nos succès que si nous lui eussions appartenu.

« Nos jours de vacance se passaient en des parties de pêche et de chasse ; mes bons parents refusant que je prisse part à leurs travaux crainte que je ne me fatiguasse. Le soir amenait les joyeuses veillées. Nous nous réunissions tantôt dans une maison, tantôt dans l’autre. Au son du violon nous dansions quelques rondes au milieu des rires de la plus folle gaieté ; puis, dix heures sonnant, la voix de l’aïeule se faisait entendre ; nous tombions à genoux et récitions en commun la prière du soir, et nous nous séparions en nous promettant bien de recommencer le lendemain. »