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HÉLIKA.

tricités du pauvre insensé telles que le « louche » ainsi nommerai-je l’individu, les rapportait, faisaient tordre de rire mes voisins.

Il en était au beau milieu de sa narration, lorsque la porte s’ouvrit. Un mendiant entra. Il se dirigea d’un pas délibéré vers la table, s’assit auprès, puis, tout en regardant l’assistance d’un air hébété, il demanda à manger en frappant du pied.

J’appelai la vieille indienne qui lui apporta de la nourriture. Il mangea avec avidité sans regarder personne. Lorsqu’il fut rassasié, il tira de sa poche une sale bouteille et alla en offrir un coup au louche, son plus proche voisin. Il y mit même beaucoup de persistance en le regardant fixement. Comme pour la forme seulement, il vint à moi, la bouteille à la main, fit mine de me la présenter et se plaçant de manière que la lumière se refléta sur sa figure, tout en tournant le dos aux autres, et mit un doigt sur sa bouche et me fit un clin d’œil.

Je tressaillis malgré moi ; si je l’avais pu je lui aurais sauté au cou. C’était mon brave ami, mon fidèle Baptiste pour moi seulement, pour les autres c’était le fou dont le louche nous entretenait à son arrivée.

Désappointé et comme insulté de ce que personne ne voulait prendre part à ses libations, il retourna auprès de la table et avala le contenu de sa bouteille. Dix minutes après, il était étendu sur le plancher tout auprès du louche et ronflait profondément.

Par complaisance je lui mis un oreiller sous la tête. Il ouvrit son œil intelligent ; me fit un nouveau clin d’œil en même temps qu’un signe imperceptible aux autres, d’observer le louche.

La conversation de ce dernier continuait intarissable sur le compte du fou.

Je compris que Baptiste nous ménageait quelque surprise. Effectivement pendant que le narrateur en était au plus beau de son récit, l’ivrogne, comme dans le milieu d’un rêve, d’une voix profondément avinée laissa échapper ces paroles : « J’ai vu l’ombre de ceux que j’ai tués, malheur ! »

À ces mots le louche s’arrêta et l’examina, mais le mendiant ronflait déjà. Sa narration continua avec moins d’entrain.

Néanmoins dix minutes après, de nouveaux souvenirs lui revenant, il recommença à parler et à rapporter encore des actions du fou lorsqu’un nom que celui-ci prononça attira mon attention : « Paulo est mort, c’était mon complice. » À ce nom, le louche, je ne savais pourquoi, fit un soubresaut comme s’il eût été piqué par une vipère. Je le vis pâlir et frissonner imperceptiblement, mais se remettant bientôt, d’un air dégagé, il alla prendre la chandelle sur