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biscuits, et une provision de pois, de farine et d’autres choses dont nous pouvions disposer, et avoir pris en retour trois tonneaux de sucre, du rum, et quelques pièces de huit, nous les quittâmes en gardant à notre bord, à leur propre requête, le jeune homme et la servante avec touts leurs bagages.

Le jeune homme, dans sa dix-septième année environ, garçon aimable, bien élevé, modeste et sensible, profondément affligé de la perte de sa mère, son père étant mort à la Barbade peu de mois auparavant, avait supplié le chirurgien de vouloir bien m’engager à le retirer de ce vaisseau, dont le cruel équipage, disait-il, était l’assassin de sa mère ; et par le fait il l’était, du moins passivement : car, pour la pauvre veuve délaissée ils auraient pu épargner quelques petites choses qui l’auraient sauvée, n’eût-ce été que juste de quoi l’empêcher de mourir. Mais la faim ne connaît ni ami, ni famille, ni justice, ni droit ; c’est pourquoi elle est sans remords et sans compassion.

Le chirurgien lui avait exposé que nous faisions un voyage de long cours, qui le séparerait de touts ses amis et le replongerait peut-être dans une aussi mauvaise situation que celle où nous l’avions trouvé, c’est-à-dire mourant de faim dans le monde ; et il avait répondu : — « Peu m’importe où j’irai, pourvu que je sois délivré, du féroce équipage parmi lequel je suis ! Le capitaine, — c’est de moi qu’il entendait parler, car il ne connaissait nullement mon neveu, — m’a sauvé la vie, je suis sûr qu’il ne voudra pas me faire de chagrin ; et quant à la servante, j’ai la certitude, si elle recouvre sa raison, qu’elle sera très-reconnaissante, n’importe le lieu où vous nous emmeniez. » — Le chirurgien m’avait rapporté tout ceci d’une façon si