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Mais ma sage conseillère n’était plus là : j’étais comme un vaisseau sans pilote, qui ne peut que courir devant le vent. Mes pensées volaient de nouveau à leur ancienne passion, ma tête était totalement tournée par une manie d’aventures lointaines ; et touts les agréables et innocents amusements de ma métairie et de mon jardin, mon bétail, et ma famille, qui auparavant me possédaient tout entier, n’étaient plus rien pour moi, n’avaient plus d’attraits, comme la musique pour un homme qui n’a point d’oreilles, ou la nourriture pour un homme qui a le goût usé. En un mot, je résolus de me décharger du soin de ma métairie, de l’abandonner, de retourner à Londres : et je fis ainsi peu de mois après.

Arrivé à Londres, je me retrouvai aussi inquiet qu’auparavant, la ville m’ennuyait ; je n’y avais point d’emploi, rien à faire qu’à baguenauder, comme une personne oisive de laquelle on peut dire qu’elle est parfaitement inutile dans la création de Dieu, et que pour le reste de l’humanité il n’importe pas plus qu’un farthing[1] qu’elle soit morte ou vive. — C’était aussi de toutes les situations celle que je détestais le plus, moi qui avais usé mes jours dans une vie active ; et je me disais souvent à moi-même : L’état d’oisiveté est la lie de la vie. — Et en vérité je pensais que j’étais beaucoup plus convenablement occupé quand j’étais vingt-six jours à me faire une planche de sapin.

Nous entrions dans l’année 1693 quand mon neveu, dont j’avais fait, comme je l’ai dit précédemment, un marin et un commandant de navire, revint d’un court voyage à Bilbao, le premier qu’il eût fait. M’étant venu voir, il me conta que des marchands de sa connaissance lui avaient

  1. Un liard, un quart de denier sterling.