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connu de peuplade indienne et quelques traits caractéristiques essentiellement propres aux nations sauvages pour faire marcher sa fable, le siècle n’en exigeait pas davantage ; de Foë nous paraît avoir inventé, avec une retenue fort louable du reste, jusqu’aux idées religieuses et jusqu’aux mots caraïbes qu’il met dans la bouche de ses personnages.

Ce n’eût pas été pour la première fois néanmoins que ces peuples eussent figuré dans une œuvre d’imagination. Ercilla, qui les avait étudiés sur le champ de bataille, leur avait déjà emprunté les traits les plus saillants de son poème de l’Auracana ; Lope de Vega les avait introduits sur la scène espagnole, en demandant sans soute aux relations contemporaines plus de couleur locale qu’il n’en et d’ordinaire dans ses drames. Parmi les poètes, nous ne citons que les plus remarquables ; on devrait leur réunir les noms d’une foule de voyageurs ; et dès le dix-huitième siècle les documents sont si nombreux, qu’ils pourraient mettre dans l’embarras un érudit plus attentif que ne le fut Daniel de Foë. Examinons, en suivant la donnée première, les peuples qu’il avait à peindre.

On commettrait une erreur assez grave si l’on regardait les Chiliens primitifs comme des peuples aussi sauvages que les Caraïbes. Leur religion, les formes compliquées de leur gouvernement, la perfection remarquable de leur langue, tout prouve jusqu’à l’évidence, qu’à l’arrivée des Espagnols ils étaient déjà en voie de civilisation, et que si la conquête ne les eut pas heurtés d’un coup trop rude, cette civilisation eût un caractère original, comme celle des Péruviens, des Mexicains et des Muyscas.

Le bas Chilli ou le Chilli proprement dit s’étend entre les Andes et l’Océan-Pacifique, et se divise en deux parties, le Chili araucanien, et le Chili qui fut conquis dès l’origine par les Espagnols. Toute cette vaste étendue du territoire qui s’étend du Bio-Bio à l’archipel de Chiloé, c’est-à-dire entre les 36° 44’ et 41° 20’ de latitude méridionale, pouvait sans doute envoyer ses pirogues de guerre jusqu’à Juan-Fernandez, et ce que raconte Ulloa de l’audacieux voyage des trois Indiens qui s’en revinrent en 1759 de notre île à Valparaiso, prouve que cette navigation n’était pas impossible. Eh bien, tout ce territoire était occupé par les Araucans[1], les Cunchos et les Huilliches, tribus remarquables, qui parlent un même langage et auxquelles s’associèrent plus tard les Puelches, cette nation nomade qui partage les idées religieuses des Araucans, et qui, errant sans cesse des bords de la mer aux montagnes, s’est rendue célèbre surtout dans ces derniers temps. Si l’on ajoute donc aux peuples que nous venons de nommer Pehuenches, qui habitent les Andes chiliennes, entre les 34° et 37° de latitude, si on se rappelle les tribus pacifiques de Chiloé, et mieux encore les insulaires de la petite île de Pasqua, que cite Molina en les considérant comme étant d’une race un peu différente, on aura une idée des peuplades qui pouvaient au dix-huitième siècle figurer dans Robinson.

Toutes ces tribus, qui forment la grande famille chilienne, gardent dans leur religion, dans leur langage et jusque dans leurs coutumes, l’empreinte du caractère araucan. Il est donc indispensable de faire connaître en quelques mots ce peuple qui domine les autres par son intelligence et par les formes de son gouvernement.

De même que les Caraïbes sont accoutumés à se nommer entre eux le peuple par excellence, de même les Araucans ou Molouches prennent le titre d’Aucas, de peuple libre. De bonne heure les Espagnols justifièrent ce titre en désignant sous le nom destado indomito, pays indomtable, le territoire qu’ils habitaient. Les Araucans sont en général robustes et très-bien proportionnés ; ils paraissent différer, sous certains rapports, de quelques nations américaines plus voisines de la ligne : ils ont la peau rougeâtre ou de teinte cuivrée, et ne présentent aucun des caractères physiologiques que Daniel de Foë attribue à Vendredi. Leur visage est large et plus arrondi que celui des Européens. Leur expression pleine d’énergie offre aussi quelque chose de farouche. Leurs yeux sont petits, ternes, noirs et enfoncés ; ils ont fréquemment le nez court et épaté, les pommettes saillantes, la bouche assez grande et le menton peu prononcé.

Tout le territoire occupé par les

  1. Les Puelches sont en quelque sorte les Araucans de la partie orientale.