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flancs chacune de quatorze embrasures, s’éleva sur une autre éminence de manière à dominer le bourg et le mouillage. Le premier flanc fut muni de cinq pièces d’artillerie, tandis que l’autre ne reçut qu’un seul canon. Woode-Rogers regardait jadis la position de Juan-Fernandez comme imprenable, pour qu’on en fit construire quelques ouvrages. Mais il est probable que toutes les conditions requises ne furent pas remplies lorsqu’on éleva ces fortifications, car le capitaine Mosse, qui les visita en 1792, nie qu’elles aient jamais pu s’opposer à un débarquement. Il faut convenir aussi, d’ailleurs, qu’à cette époque la garnison n’était pas trop redoutable : elle se composait de six soldats et de quarante colons armés. Don Juan de Calvo de la Canleza était le gouverneur suprême de l’île, et il rappelait passablement pas sa courtoisie l’hidalgo que Robinson établit dans son île en l’investissant de ses pouvoirs.

On a vu ce que Juan-Fernandez est devenu durant les troubles qui ont précédé l’émancipation américaine. À cette époque, un bien petit nombre de colons s’y étaient fixés, et les déportés qu’on y envoyait n’aspiraient qu’à en sortir. Il y a trois au quatre ans, l’amour ardent de la botanique confinait un savant sur ces plages, et comme cela était arrivé jadis à celui qu’entraînait sans cesse sa soif des voyages, la science avait son martyr solitaire[1].

En 1832, et comme il venait d’accomplir glorieusement son voyage autour du monde, un de nos navigateurs les plus habiles, le commandant Laplace, a apperçu Mas-a-Fuera et a séjourné dans Juan-Fernandez. À cette époque chaque parti, lorsqu’il parvenait au pouvoir, y confinait encore les principaux adhérents du parti vaincu. Cependant le séjour fréquent que les navires de guerre des diverses stations européennes font à Juan-Fernandez, a contribué à lui donner une certaine Importance, et, comme le dit le commandant Laplace, « cette importance augmentera à mesure que le commerce et la population du Chili prendront de l’accroissement ; » alors si parmi cette population si nouvelle il se trouve quelque curieux aimant à s’enquérir de vieux vestiges, peut-être parcourra-t-il religieusement les forêts un de Foë à la main, peut-être rencontrera-t-il quelque vieux cèdre portant encore une date et nom, Alexandre Selkirk et Robinson Crusoé s’associeront intimement dans sa mémoire, et il rendra grâce sans doute au poète qui aura donné de si touchants souvenirs à cette île qu’il n’avait point vue.

Après avoir examiné le lieu de la scène, examinons quelques-uns des personnages du drame. Ici il faut bien le dire, de Foë a agi tout aussi librement que dans le reste de son ouvrage. Sa fantaisie indépendante n’a pas cru devoir se soumettre davantage aux exigences de l’histoire qu’à celles de la géographie.. Peu importe sans doute, puisque le livre est admirable ; nous rétablirons cependant quelques faits.

Certes, en lisant avec attention la description qui nous est donnée de l’île imaginaire qu’habita Robinson Crusoé, on reconnaît facilement à quelques traits généraux le groupe de Juan-Fernandez et son climat ; et si l’on met de côté plusieurs inexactitudes assez fortes, telles que la réunion par exemple de certains végétaux qui ne conviennent qu’à des zones fort différentes, on retrouve Jusqu’à un certain point la vérité locale. C’est bien là la disposition du sol, et même l’aspect d’une nature qui ne doit appartenir qu’aux régions voulues du Chili. Mais une fois la donnée primitive acceptée par Daniel de Foë, le choix des personnages qu’il allait mettre en scène semblait ne pas pouvoir être douteux, c’était aux côtes du Chili, à l’archipel de Chiloé, à la Mocha, au même aux terres du Pérou, qu’ils devaient nécessairement appartenir. Dans le cas où cela eût été ainsi sans être à coup sûr moins pittoresques dans leurs habitudes que les Caraïbes, moins remarquables dans leurs mœurs, les Sauvages que Daniel de Foë eût eu à mettre en scène n’eussent pas offert en réalité les conditions nécessaires à la combinaison du drame. Les Puelches et les Araucans ne sont pas anthropophages.

Étudiés avec attention sans doute, il y a peu de peuples dans le Nouveau-Monde qui présentait autant de coutumes curieuses, autant de traditions poétiques à mettre en œuvre. Mais il est évident qu’il suffisait à Daniel de Foë d’avoir à sa disposition un nom

  1. M. Bertero est mort, et l’on va publier, dit-on, sa Flore de Juan-Fernandez.