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présence de quelques pêcheurs ou tout au moins de quelques navires armés, et ils se tinrent sur leurs gardes, sans pour cela quitter la partie. Or, le lendemain vers midi, comme la pinace que l’on avait envoyée à terre sous les ordres du capitaine Dower, revenait en faisant force de rames vers les deux navires, on apperçut au milieu des six matelots dont se composait l’équipage, une figure bizarre, étrange, un homme vêtu de peaux de chèvres enfin, et paraissant, comme le dit Woode-Rogers lui-même, « plus sauvage que ces animaux. »

Toutefois cet homme n’avait de farouche que l’aspect et le capitaine s’empressa de nous le dire. C’était un honnête maître d’équipage nommé Alexandre Selkirk, natif de Lasgo dans le comte de Fife, en Écosse. Il avait été embarqué jadis, à bord du navire les Cinq Ports, où M. Dampier, qui se trouvait présent, l’avait connu beaucoup, l’estimant, ainsi qu’il l’affirma lui-même, un des meilleurs hommes du bord, et engageant fort Woode-Rogers à le prendre. Voilà ce qu’Alexandre Selkirk raconta :

Il y avait déjà quatre ans et trois mois, et il ne devait pas avoir oublié la date malheureuse, car il l’avait gravée plus d’une fois sur les grands arbres de son île ; il y avait plus de quatre ans, dis-Je, que lui Alexandre Selkirk avait débarqué sur cette plage déserte de bonne et franche volonté, comme il l’avoue lui-même à la suite d’une querelle qui s’était élevée entre lui et le capitaine Stradling. Cependant le dégoût du bord et l’ardeur pour la solitude ne lui avaient pas duré long-temps ; après sans doute l’examen préalable du lien qu’il devait habiter, et les réflexions plus mûres que cette visite devait faire naître, il avait désiré revenir à bord, mais le capitaine n’avait pas voulu y consentir. Quelques mois plus tard Stradling faisait naufrage et une partie de l’équipage périssait.

Selkirk n’avait pas été abandonné sans ressources dans son île ; il est probable même qu’il était infiniment plus riche que le Mosquito ou les Européens qui l’avaient précédé voire même que les colons qui avaient accompagné Juan Fernandez. De son propre aveu, on lui remit des vêtements, son lit, un fusil, une livre de poudre, des balles, du tabac, une hache, un couteau, un chaudron, une bible, quelques livres de piété, et ses instruments de marine.

Si l’on excepte de cette liste la provision de poudre, qui aurait dû être plus considérable, avec l’arme et les ustensiles qui lui avaient été remis, Selkirk pouvait facilement subvenir à ses besoins les plus impérieux ; mais, pour ma part, je crois que notre matelot écossais, que Steele a connu et dont il nous cite l’esprit réfléchi et la gravité un peu mélancolique, était un de ces hommes plus propres aux spéculations mystiques, aux effusions ardentes de la prière, qu’aux combinaisons de l’industrie. C’est ce que Daniel de Foë a senti admirablement, et Robinson est bien plutôt un esprit contemplateur, un poète religieux désolé et consolé tour à tour dans la solitude, qu’un homme énergique et habile, tirant partie de sa position. Ses irrésolutions perpétuelles, ses tâtonnements, ses maladresses naïves, son manque de réflexion dans les choses les plus simples de la vie, ne sont pas un des traits les moins intéressants de son caractère ; à la persévérance près, un enfant ferait presque ainsi, c’est ce qui le rend si cher aux enfants.

Dans la réalité, Selkirk fut certainement moins inventif que le personnage qui a été créé d’après lui. Selon son propre récit, qui nous a été transmis avec naïveté, il paraît que le manque de sel fut une des privations les plus vives qu’il eut à subir au commencement de son exil. Le manque absolu de sel l’empêche de manger sans dégoût le poisson qu’il se procure si aisément et avec tant d’abondance : c’est encore ce qui s’oppose à ce qu’il fasse des provisions un peu considérables de gibier. Si le récit de Woode-Rogers est exact, et Foë ne saurait en douter, on ne conçoit pas comment l’industrie de Selkirk ne va pas jusqu’à user du moyen si simple qu’emploie lui-même Robinson. Il paraît étrange qu’ayant navigué dans ces parages, il ignore les procédés des Sauvages auxquels l’usage du sel est inconnu, mais qui conservent leur venaison en l’exposant au feu du boucan. Les exemples de cette nature pourraient être multipliés.

En revanche, et s’il ne sait tirer qu’un faible parti des ressources que lui offre la nature, cette nature sauvage elle-même le touche profondément. Jamais il n’a été si bon chrétien