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Quand ce monstrueux accouplement, le pilori et Daniel de Foë, le supplice des voleurs et l’auteur de Robinson, eut frappé ma pensée, il y a environ deux ans, combien je fus étonné ! Je parcourais assez négligemment quelques journaux de l’époque ; j’y rencontrai de Foë traité de banqueroutier, de voleur, d’infâme. Avez-vous éprouvé ce dégoût qui nous saisit le cœur quand nos illusions sont détruites tout-à-coup ? Telle fut la sensation qui me domina. Je croyais que l’auteur de Robinson avait dû mener une vie de ministre protestant, sous un petit toit d’ardoise, couronné de houblon grimpant et de chèvrefeuilles bien taillés, sans ambition comme sans orages.

J’eus recours aux Biographies ; je n’y trouvai que de maigres documents. Il y a deux ou trois Vies de Daniel, toutes incomplètes. Wilson a étouffé la sienne sous tant de détails oiseux, sous tant de discussions théologiques et d’explications à la louange des Dissidents, dont il fait partie, que je ne retrouvai pas plus mon de Foë, le grand homme au pilori, dans ses pages diffuses, que dans la notice du docteur Chalmers, ou dans la préface du Robinson de Cadell, ou dans la notice du docteur Towers. Alors je me mis à la recherche des ouvrages de de Foë, persuadé que le miroir de la vie d’un écrivain, ce sont ses œuvres.

Quand j’eus établi la liste complète de ce qu’il a écrit, et trouvé que les titres seuls de ses ouvrages remplissaient vingt-huit pages in-folio, ce résultat, plus gigantesque que le total des écrits de Voltaire, ne me rebuta pas. Cette énorme fécondité, suivie d’une obscurité profonde, compliquait le problème. Peu à peu l’énigme de ce caractère et de ce talent se dévoilait cependant à mes regards. Faut-il le dire ? trop de modestie, trop de grandeur, trop de dévouement, nul désir de gloire, le besoin de servir les hommes, la manie de dire la vérité, et de se sacrifier à elle, le désintéressement poussé jusqu’à la niaiserie la plus sublime : voilà l’explication de cette énigme. Il meurt sans gloire, après avoir fait pour le progrès de l’humanité plus que rousseau et Locke, ainsi qu’il me sera facile de le prouver. Moins modeste, moins bon, moins parfait, il eût réussi peut-être.

De Foë est, dans son siècle, le représentant d’une caste persécutée, et par conséquent tolérante. Toutes ses idées justes et sages se sont développées du sein des doctrines dissidentes ; il n’a rejeté que leurs petitesses, leurs puérilités et leurs chimères. Fils des Dissenters, il leur appartient par la trempe et le caractère spécial de son génie.

De Jacques II au règne de George 1er , on nous montre un roi expulsé, parce qu’il penche vers le catholicisme ; un prince protestant appelé au trône et sa dynastie a’établissant. Mais la véritable histoire de cette époque serait celle des factions qui la déchiraient. Le trône n’avait de véritable appui dans la nation que la crainte du papisme, la superstitieuse horreur du catholicisme ; sa puissance, toute de nécessité, toute négative, se débattait contre des forces vives, celles des partis qui avaient tour à tour triomphé pendant les époques précédentes. Le premier en date, appuyé sur l’égoïsme ecclésiastique, sur l’intérêt des grands dignitaires et sur le Jacobitisme, le parti du pouvoir absolu, semblait servir le trône, et le desservait. On voyait, à la tête de cette masse violente et redoutable, les chefs de l’église anglicane ; leurs principes étaient l’obéissance passive, la légitimité, établie par Dieu, la nécessité d’extirper l’hérésie et de ramener toutes les croyances à la Conformité, c’est-à-dire à la religion protestante et anglicane. À ces hommes, connus sous le nom de Haut-Volants (High-Flyers), des gens de la Haute-Église (High-Churchmen), se ralliaient, moins par goût que par nécessité les Jacobites, qui espéraient le retour du Prétendant, et voyaient avec horreur le règne de Guillaume.

Les objets principaux de leurs attaques, les ennemis qu’ils redoutaient et persécutaient, c’étaient les restes des sectes dissidentes qui, sous Charles 1er  et sous Cromwell, avaient battu le trône en ruines ; qui, par un dernier effort, sous Jacques II, avaient rejeté ce faible prince hors du royaume, et qui, survivant à toutes les persécutions dont on les avait accablés, terrifiaient le gouvernement même auquel ils avaient frayé la route.

Ces Dissidents (Dissenters) étaient d’autant plus à craindre que leur foi partait du principe même du Protestantisme. Le Protestantime avait mis