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sur les roches à fleur d’eau que j’avais trouvées en me mettant en mer avec ma chaloupe, et qui, résistant à la violence du courant, faisaient cette espèce de contre-courant ou remous par lequel j’avais été délivré de la position la plus désespérée et la plus désespérante où je me sois trouvé dans ma vie.

C’est ainsi que ce qui est le salut de l’un fait la perte de l’autre ; car il est probable que ce navire, quel qu’il fût, n’ayant aucune connaissance de ces roches entièrement cachées sous l’eau, y avait été poussé durant la nuit par un vent violent soufflant de l’Est et de l’Est-Nord-Est. Si l’équipage avait découvert l’île, ce que je ne puis supposer, il aurait nécessairement tenté de se sauver à terre dans la chaloupe. — Les coups de canon qu’il avait tirés, surtout en voyant mon feu, comme je l’imaginais, me remplirent la tête d’une foule de conjectures : tantôt je pensais qu’appercevant mon fanal il s’était jeté dans la chaloupe pour tâcher de gagner le rivage ; mais que la lame étant très-forte, il avait été emporté ; tantôt je m’imaginais qu’il avait commencé par perdre sa chaloupe, ce qui arrive souvent lorsque les flots, se brisant sur un navire, forcent les matelots à défoncer et à mettre en pièces leur embarcation ou à la jeter par-dessus le bord. D’autres fois je me figurais que le vaisseau ou les vaisseaux qui allaient de conserve avec celui-ci, avertis par les signaux de détresse, avaient recueilli et emmené cet équipage. Enfin dans d’autres moments je pensais que touts les hommes du bord étaient descendus dans leur chaloupe, et que, drossés par le courant qui m’avait autrefois entraîné, ils avaient été emportés dans le grand Océan, où ils ne trouveraient rien que la misère et la mort, où peut-être ils seraient réduits par la faim à se manger les uns les autres.