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tout d’abord enflammée par l’horreur que j’avais conçue de la monstrueuse coutume du peuple de cette contrée, à qui, ce semble, la Providence avait permis, en sa sage disposition du monde, de n’avoir d’autre guide que leurs propres passions perverses et abominables, et qui par conséquent étaient livrés peut-être depuis plusieurs siècles à cette horrible coutume, qu’ils recevaient par tradition, et où rien ne pouvait les porter, qu’une nature entièrement abandonnée du Ciel et entraînée par une infernale dépravation. — Mais lorsque je commençai à me lasser, comme je l’ai dit, de cette infructueuse excursion que je faisais chaque matin si loin et depuis si long-temps, mon opinion elle-même commença aussi à changer, et je considérai avec plus de calme et de sang-froid la mêlée où j’allais m’engager. Quelle autorité, quelle mission avais-je pour me prétendre juge et bourreau de ces hommes criminels lorsque Dieu avait décrété convenable de les laisser impunis durant plusieurs siècles, pour qu’ils fussent en quelque sorte les exécuteurs réciproques de ses jugements ? Ces peuples étaient loin de m’avoir offensé, de quel droit m’immiscer à la querelle de sang qu’ils vidaient entre eux ? — Fort souvent s’élevait en moi ce débat : Comment puis-je savoir ce que Dieu lui-même juge en ce cas tout particulier ? Il est certain que ces peuples ne considèrent pas ceci comme un crime ; ce n’est point réprouvé par leur conscience, leurs lumières ne le leur reprochent point. Ils ignorent que c’est mal, et ne le commettent point pour braver la justice divine, comme nous faisons dans presque touts les péchés dont nous nous rendons coupables. Ils ne pensent pas plus que ce soit un crime de tuer un prisonnier de guerre que nous de tuer un bœuf, et de manger de la chair humaine que nous de manger du mouton.